La campagne des méchants 2, le retour

Où Mucius  s’aperçoit qu’il avait encore des choses à dire au sujet de la campagne “pour méchants” dans D&D et Pathfinder… Mais en élargissant le propos à tous les autres jeux.

Dans mon dernier article, j’ai parlé de ce en quoi des personnages “méchants” différaient de personnages “gentils” et de combien il était impossible de leur offrir telle quelle une histoire classique, normative.

C’est le minimum… Mais j’aimerais ici aller un peu plus au fond des choses. Nous allons parler des motivations individuelles des PJ mauvais, des motivations qui peuvent souder un tel groupe, et des thèmes récurrents spécifiques à une telle campagne.

Mais avant tout, un avertissement :

Avant de vous lancer dans une campagne de ce type, ou même un scénario, assurez-vous que tout le monde est d’accord. Si ne serait-ce que l’un des joueurs est moyennement confortable avec cette idée, c’est qu’il faut y réfléchir à deux fois avant de l’inclure : jouer un méchant à fond, ça demande un certain détachement… Un certain type d’investissement dans son personnage qui n’est PAS universel, et qui n’est PAS recherché par tous les joueurs.

Veillez, comme avant toute campagne, à tenir compte des attentes de vos joueurs… Mais je ne m’inquiète pas trop, parce qu’habituellement ce sont les joueurs qui parlent au MJ de ce type de scénarios, pas l’inverse.

Mais trêve de propos liminaires. Tout d’abord, qu’est-ce que le Mal ?

Pour l’article précédent, nous avions défini le mal presque comme un cliché : l’immoralité de s’estimer au dessus d’autrui, d’assumer ses bas instincts sans vouloir les maîtriser, peut-être même faire le mal rien que pour faire le mal… Mais peu de gens jugés “méchants” s’estiment comme tels. Non, ils pensent souvent (avec raison) qu’ils ont une vision moins simpliste des choses, qu’ils sont au dessus du bien et du mal… Ou simplement qu’ils sont égoïstes, et qu’ils ont raison de l’être.

Tous les personnages mauvais ne sont pas des sinistres individus qui ricanent en lissant leur longue moustache et en s’amusant à plonger des gens dans des bacs d’acide… Examinons de plus près les motivations d’un personnage “mauvais”.

1) Œil pour œil… Et au bout du compte, tout le monde est aveugle.

Le PJ est aveuglé par la vengeance… Peut-être qu’il était le fils d’un sorcier tué par des paladins sans autre forme de procès qu’une épée dans le ventre, et qu’il en veut depuis à tous les cultes similaires. Dans son esprit, même si son père réveillait les morts et invoquait des démons, il aimait sa famille et était capable de bonté… Quelle que soit l’histoire, la vengeance du PJ le pousse à détruire tout ce qui se met en travers de son chemin, et à poursuivre sa quête à n’importe quel prix !

2) La folie des grandeurs :

Le PJ est convaincu que si LUI s’occupait d’administrer le royaume, tout irait mieux… Il est persuadé d’être plus qualifié, d’être légitime, et que les mesures qu’il préconise seraient, si pas bénéfiques à la population, au moins la meilleure manière d’administrer le royaume… Le programme consiste souvent à mettre en place une police politique, des exécutions sommaires, le règne de la peur, des persécutions de groupes jugés “dissidents”, et une politique militariste.

3) Le monde, c’est la jungle… Je fais de la légitime défense prévisionnelle.

“Manger ou être mangé” est la devise du PJ. Peut-être a-t-il eu un passé difficile durant lequel ceux qui réussissaient dans la vie ne le faisaient pas par la force de leur vertu, mais par la force tout court… Le bien est une notion qui ne rapporte pas, c’est bien connu. Un tel PJ cherche son propre intérêt, et se justifie par des phrases du genre “A quoi bon être bon, puisque c’est chacun pour soi ?” ou “Si je n’en profite pas, ce sera quelqu’un d’autre, alors autant que ce soit moi !”.

4) Les douze salopards :

Le PJ est un criminel, un psychopathe violent, un traumatisé de la guerre, etc. Mais il est terriblement efficace, du moment qu’on peut le contrôler, et les “bons” lui ont offert de passer l’éponge sur ses crimes s’il accomplit des missions pour eux. On ne lui posera pas trop de questions sur ses méthodes, du moment qu’il ne fait pas de vague, et une autorité suffisamment neutre ou amorale peut même lui donner certains passe-droits facilitant ses enquêtes, et le couvrir dans la mesure du possible.

5) “Je suis devenu la mort, le destructeur de l’Univers…” (Robert Oppenheimer, paraphrasant le Mahabharata)

Le PJ se croit “bon”, ou au moins consciemment au dessus de cela, et croit qu’il est nécessaire de mettre en place un plan ignoble pour le plus grand bien de tous. C’est un raisonnement du style “Pour faire cesser toutes les guerres, je dois créer et faire la démonstration de l’arme absolue. Malheureusement, il va falloir désintégrer cette ville…” ou encore “Notre société secrète noyaute les gouvernements et contrôle le peuple pour son propre bien, pour atteindre un jour une utopie !”…

6) La nature de la bête…

Faire ce qui est considéré comme “le mal” est dans la nature du PJ, ou du moins y est-il prédisposé. Peut-être a-t-il un statut élevé dans un royaume corrompu et cherche-t-il à préserver ses privilèges, sa vie… Peut-être est-il un vampire ou quelque autre créature monstrueuse, et assume-t-il sa nature de prédateur : pour survivre, il est forcé de tuer des gens. Il y prend du plaisir… parce que l’alternative serait le suicide ou une vie de misérable flagellation, et il n’estime pas l’avoir mérité.

On l’imagine aisément, quelle que soit l’origine du Mal qui habite vos personnages, vous devrez vous attendre à des conflits.

Les méchants sont des êtres compliqués (le plus souvent, ils sont largement plus torturés mentalement que le “neutre bon” moyen…) souvent psychologiquement “borderline”, dont la vision des choses est peu consensuelle (c’est le moins qu’on puisse dire…), dotés de pulsions et de défauts qui se manifestent au plus mauvais moment. Le premier, et non des moindres, est qu’ils s’estiment au dessus des autres et qu’ils ne supportent pas d’être contraints… Voire simplement de coopérer.

C’est un trait de caractère courant chez les PJ, hélas, mais il est justifié et exacerbé par un alignement mauvais.

Une bonne motivation commune au groupe de PJ peut limiter les conflits… Mais ne devrait probablement pas les éliminer totalement. Non qu’il soit impossible de les éliminer, mais si vous jouez un groupe de méchants un tant soit peu réaliste, le conflit fait partie du jeu… Vous ne voulez simplement pas que ça dégénère de trop. Attendez-vous à quelques morts, tout de même : Avec un groupe du genre “ligue de l’injustice” ou “SPECTRE”, on n’est pas chez Mamie.

Il est vital de se mettre d’accord avant le jeu : Si tous les PJ jouent des méchants, et jouent leur rôle, les joueurs doivent accepter de ne pas s’en vouloir les uns les autres pour les trahisons qui ne manqueront pas de se produire, et de simplement refaire un autre personnage lorsque l’un décède inopinément aux mains de ses “alliés”. Vous devrez cependant veiller à ce que cela n’aille pas trop loin : rappelez de temps à autres que les PJ travaillent ensemble…

Il va donc vous falloir une motivation commune forte pour fédérer le groupe de PJ méchants. Voici quelques exemples :

1) La survie :

Face à des ennemis en grand nombre ou très puissants (une croisade du Bien, par exemple, ou un groupe du style “Ligue des Justiciers”…) même les méchants les plus individualistes verront qu’ils doivent s’unir ou mourir, mettant leurs rivalités de côté. C’est une bonne motivation, mais elle est fragile : Le MJ aura soin de constamment faire appel aux compétences de chacun des PJ : Le premier qui passe pour inutile risque de mourir, ses ressources divisées entre les survivants…

2) L’apocalypse :

Une force sans précédent déferle sur le monde et menace de le détruire… Les méchants (du moins ceux qui ne souhaitent pas la destruction du monde) se retrouvent donc du côté des “bons”, ou en tout cas de l’humanité, et doivent de toutes les manières collaborer pour vaincre. C’est le postulat de certaines bandes dessinées et de certains jeux de rôles dans lesquels les “super-vilains” sont les seuls remparts face à une invasion extraterrestre, ou quelque autre catastrophe.

3) L’autorité :

Les PJ travaillent pour une autorité (gouvernement, patron, dieu…), quel que soit son alignement, qui les paie… Ou les tient d’une manière ou d’une autre. C’est le postulat habituel de Shadowrun et Cyberpunk, dans lesquels on joue des meurtriers et des voleurs qui vendent leurs services dans un monde corrompu. Attention, les missions proposées doivent être logiques quant aux compétences de chacun, et les récompenses divisées en parts égales pour minimiser la concurrence au sein du groupe !

4) Le McGuffin :

Les PJ acceptent de travailler ensemble pour atteindre un but commun… C’est difficile à mettre en place. Il ne suffit pas que le McGuffin soit également divisible, il faut qu’il n’y ait aucun intérêt à vouloir une plus grande part du gâteau (donc à tuer les autres). Il faut aussi que chacun des PJ soit absolument nécessaire à l’obtention de la récompense en question, et que cette récompense soit suffisamment immense pour détourner un méchant d’autres opportunités plus faciles de faire du profit.

5) Le fanatisme :

Les PJ ont un but commun qui les galvanise, parfois même une noble cause (ou une cause qui semble noble au départ)… La vengeance, l’opposition à l’ordre établi, la cause révolutionnaire, l’élimination d’un culte accepté mais qu’ils jugent délétère, une croisade que leur impose leur propre culte… Quoi que ce soit, c’est quelque chose que les joueurs doivent accepter d’intégrer au background commun de leur groupe, et élaborer de concert avec le MJ, non sans soulagement pour ce dernier.

6) La famille :

Les PJ travaillent ensemble depuis longtemps et sont (aussi bizarre que cela puisse paraître) amis… Il peut s’agir des enfants vampiriques d’un même Sire, d’un groupe de mécréants élevés ou formés ensemble, d’une famille aux talents variés à l’instar des Borgia… Quoi qu’il en soit, bien qu’ils emploient des méthodes immorales, ils se serrent les coudes entre eux parce que ce qu’ils ont est la seule chose sacrée pour eux. Cette motivation convient surtout pour les non-psychopathes…

Même si une bonne motivation commune est nécessaire, la campagne elle-même va sortir des sentiers battus du jeu de rôles, probablement de par sa thématique elle-même.

Il existe plusieurs thèmes spécifiques à une campagne dont les héros sont les méchants… Thèmes qui s’opposent diamétralement à ceux développés ordinairement :

1) “La même chose que chaque soir, Minus…”

Il s’agit ici de conquérir le pouvoir et de le garder. Ce thème peut convenir à tous les alignements, mais devient très vite moralement ambigu… Même si les héros font partie d’une rébellion contre un empire corrompu, ils devront probablement employer des méthodes douteuses, voire terroristes ! Les PJ peuvent commencer comme une cellule de conspirateurs noyautant l’état, puis amasser du pouvoir, recourir à l’assassinat, au chantage, au contrôle mental de politiciens, voire lever des armées et envoyer de pauvres gens se faire tuer dans une guerre civile… Ou contre les pays voisins.

2) Agents de l’armageddon !

De nombreuses campagnes se focalisent sur le fait de sauver le monde… Pour peu que vous ayez des joueurs qui sont tous d’accord pour jouer des psychopathes nihilistes, vous pouvez très bien mener une campagne pour “libérer les dieux noirs”, ou déclencher quelque autre catastrophe apocalyptique. Les PJ n’ont pas besoin d’être fous… Enfin, juste un peu. Ils ont juste besoin d’être suffisamment lucides pour que le monde leur paraisse désespéré et absurdément stupide (c’est facile, dans un monde médiéval…) et qu’ils pensent qu’ils pourront devenir les “rois” du “monde nouveau” qui suivra celui-ci.

3) Dieu est mort (Friedrich Nietzsche)…

Dans un monde fantastique, la quête religieuse est une motivation tangible : Tuer un dieu “bon” (dont le clergé est jugé trop autoritaire, par exemple) est l’équivalent de l’élimination d’un culte des ténèbres par les gentils aventuriers… Le déicide permet souvent d’acquérir des pouvoirs divins. Ce thème confronte les PJ à une opposition multiforme et immense (le clergé, les croyants, les créatures du dieu…), et, au final, à ce qui est sans doute la créature la plus puissante du jeu : un dieu. C’est peut-être le seul défi à la mesure d’un vrai méchant : Lex Luthor ne s’attaque qu’à Superman, pas aux petits joueurs…

4) Le Mal contre le Bien :

Peut-être que les gentils ont trop triomphé et pas mal pavoisé ces derniers temps et qu’il devient impossible de faire des bénéfices illégalement, de s’adonner aux arts sombres, ou de brutaliser ses paysans comme avant… Peut-être que l’influence des dieux est telle que les pouvoirs démoniaques s’affaiblissent dans le monde ! Les PJ sont la “réponse” face aux victoires du bien, et devront faire triompher le Mal qui les finance et leur donne leurs pouvoirs, ou, au pire, restaurer la “balance cosmique” vers la neutralité… Ils seront probablement confrontés à de gentils aventuriers cherchant exactement l’inverse.

5) Némésis et Antihéros :

Dans ce type de campagne, c’est méchant contre méchant. Peut-être que deux organisations recherchent les mêmes sources de sombres savoirs, sont chacun les serviteurs d’un “dieu noir” différent, ou luttent pour le contrôle de la pègre, ou du pouvoir politique d’un pays entier… Peut-être aussi qu’il s’agit d’offenses personnelles. Le Mal étant intrinsèquement destructeur et se défiant toujours des traitrises, c’est facile à mettre en place ! Peut-être aussi que les PJ sont ce qui se rapproche le plus de héros, et qu’ils doivent protéger leur monde corrompu de l’annihilation totale ou de l’invasion par un mal plus grand encore…

6) Perte et Rédemption :

Eh oui, il peut y avoir des méchants qui souhaitent se ranger… Peut-être n’ont-ils connu que le mal toute leur vie et ont-ils été surpris par “l’autre vision des choses”. Peut-être sont-ils contraints de faire le bien et qu’ils y prennent goût. Que faire quand sa vengeance est accomplie ou que l’on réalise qu’elle est futile ? Comment réagit un méchant trahi par son maître, et qui réalise qu’il ne veut pas devenir comme lui, amer et paranoïaque ? Il ne s’agit pas que de la motivation d’un personnage bon un peu torturé, mais d’une bonne orientation de campagne si les PJ dérivent graduellement vers le “Bien”.

Enfin, un dernier conseil général… Quoi que vous fassiez, mettez le Mal en valeur.

Il est très facile de faire appel à la pitié d’un groupe de gentils pour l’envoyer tuer des monstres rien que parce qu’ils ont malmené quelques péquenauds. Comparativement, c’est beaucoup plus dur de motiver et récompenser le Mal, parce qu’on n’est pas habitué à en faire l’apologie, à le vendre, à en faire “la star” au même titre que les valeurs plus politiquement correctes. La pitié est probablement la chose la plus rare dans un groupe de méchants…

Recourrez aux sept péchés capitaux, pas seulement à l’avarice… La carotte peut être l’argent, mais aussi le pouvoir, l’influence, le sexe, une terre, une affaire florissante, des esclaves… Ou tout cela à la fois (par exemple, le contrôle lucratif de la “traite des blanches” dans une région, obtenu grâce à la corruption de politiciens et une base d’opération au milieu d’un fief stratégiquement placé). Soyez imaginatifs et profus !

Avec un groupe de “gentils bisounours”, point n’est besoin de trop décrire le bonheur de la princesse qui retrouve son père ou les larmes de joie des paysans lorsque le paladin refuse la récompense. Pour les méchants, c’est surtout le résultat qui compte : C’est pour ça qu’ils travaillent ! Mettez sur le devant de la scène les éléments honteux des scénarios normaux. Décrivez avec force détails les villageois qui fuient, les orphelins qui passent des seaux pour tenter d’éteindre le feu de leur orphelinat…

Mettez l’emphase sur le poids accumulé de l’or que les habitants rackettés apportent dans le sac de la guilde des voleurs ou celui du percepteur, auquel vient encore s’ajouter des sommes nouvelles à chaque tête d’esclave vendue… Laissez les antihéros festoyer après une victoire, s’adonnant au jeu, à la boisson, à la drogue, ou aux plaisirs pervers les plus raffinés… Et n’oubliez pas de décrire la jeune paysanne qui s’offre à eux pour faire libérer son père emprisonné…

Prenez soin de toujours savoir où se trouvent toutes les personnes que les PJ détestent, et toutes les personnes qui veulent se venger d’eux et ont une chance de pouvoir le faire… D’une part parce que es gens font de bons adversaires, d’autre part parce qu’il est toujours jouissif pour les méchants de les torturer et de les trucider : Les gens d’alignement mauvais sont volontiers vindicatifs, et c’est quelque chose qui est rarement possible avec un personnage bon.

Voilà, vous devriez être paré pour jouer une campagne avec des méchants pour héros…

Un avertissement cependant… Dans la campagne des “méchants”, on vient de le voir, se pose doublement le problème de l’atrocité. Fédératrice (bien que déjà choquante) lorsque l’ennemi d’un groupe “bon” la commet, elle en devient parfois gênante lorsqu’un joueur exagère dans ce registre. Au besoin, placez-vous des limites avant de jouer, mettez-vous d’accord pour éviter certains sujets sensibles ou n’y faire que des allusions (le viol, la drogue, la torture…) plutôt que de les décrire en détail.

Enfin, prévoyez de faire court. Beaucoup de ces campagnes ne durent que jusqu’à ce que les meurtres commencent, au sein du groupe, et que les joueurs se lassent de la surenchère dans l’immoralité et le grand-guignolesque. On peut jouer une campagne “classique” pendant des années, voire des décennies, mais il est difficile pour des gens normaux de jouer les méchants autrement qu’épisodiquement, ou pendant plus de quelques mois.

D’une part c’est parfois émotionnellement éprouvant (pour les raisons évoquées plus haut), d’autre part c’est parfois étrangement lassant…

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