Où Mucius revient une fois de plus aux bases, c’est-à-dire à l’auteur du fait que Mucius joue aux jeux de rôles, l’auteur du fait que Mucius traduise l’anglais, l’auteur du fait que Mucius écrive dans ce blog… l’auteur de Mucius tout court : son père.
Lorsque j’étais très jeune, trop jeune pour m’en soucier ou m’en souvenir clairement, il arriva qu’un soir mes parents se rendirent à une réunion de parents d’élèves au lycée de mon frère (nous avons environ 10 ans d’écart, j’étais à l’école primaire). Les résultats en anglais de mon frère, sans être désastreux, n’étaient pas très bons ; il échut à mon père de se rendre au bureau où cette prof était attablée afin de voir ce qu’il convenait de faire à ce propos.
Voici le dialogue tel qu’il m’a été retransmis… je paraphrase :
« Votre fils est mauvais en anglais.
– Oui, en effet, du coup, s’il travaille plus, ça ira mieux, peut-être que…
– Non.
– Comment ça non ?
– Ecoutez, il est nul, il est nul, c’est tout. Il ne comprend rien.
– C’est-à-dire que ça ne l’intéresse pas, je connais mon fils, il ne travaille pas trop quand ça ne l’intéresse pas, c’est pas irrémédiable.
– Ah mais ça ne l’intéresse pas parce qu’il n’y est pas sensible. Il est mauvais, un point c’est tout.
– Mais peut-être qu’avec des exercices en plus, ou des cours de soutien…
– Non, non, c’est une perte de temps !
– Mais qu’est-ce qu’il va faire ? l’anglais c’est essentiel dans le monde d’aujourd’hui, et celui de demain…
– Je ne vous dis pas le contraire, mais c’est comme ça. Si vous voulez lui donner des cours particuliers c’est votre affaire, mais il n’a aucun talent pour l’anglais, il sera toujours mauvais, et puis voilà. Ce n’est pas un drame. »
Abasourdi puis rebuté par l’attitude condescendante et fataliste de cette prof, notre père passa dès lors son temps à chercher des moyens d’intéresser son fils aîné à la langue anglaise. Lecture, films, musique, tout y est passé. Et puis, parce qu’il travaillait à l’époque dans le quartier latin et qu’il était trentenaire dans les années 80, papa est tombé un jour sur l’Œuf Cube, boutique parisienne qui vendait wargames, figurines, et… jeux de rôles.
La première édition en VF de Donjons et Dragons venait de sortir en France. Le logo de TSR, à l’époque, était un petit magicien maldessiné, la traduction un vague polycopié tapé par des étudiants, les figurines étaient moches et en plomb toxique, il fallait noircir les chiffres des dés en plastique soi-même pour pouvoir les voir. Mais mon père était fan de Fantasy et de SF, et le vendeur a bien fait son travail : devant ce principe révolutionnaire et antique à la fois, mon père fut conquis.
Quelques jours de lecture plus tard, mon père menait sa première aventure pour ma mère et mon frère. Inévitablement, mon frère a demandé « mais… et alors, la suite ? Est-ce qu’il y a d’autres aventures ? D’autres scénarios ? Le jeu dit qu’on peut faire les siens, est-ce que je peux lire aussi ? » Et mon père de répondre que bien entendu, qu’il y avait plein de jeux de ce genre et des livres avec plus de règles, et qu’il l’emmènerait lui-même dans la boutique bizarre pleine d’étudiants cools.
Un léger détail cependant, tous les suppléments et les livres en question étaient… en anglais.
Mon frère et moi-même étions sur le point d’apprendre l’anglais en vivant de merveilleuses histoires. Depuis aussi longtemps que remontent mes souvenirs, j’ai donc joué aux jeux de rôles, comme papa, comme maman, comme mon grand frère. Aujourd’hui, je suis traducteur de langue anglaise (de jeux de rôles, entre autres), j’ai aussi enseigné. Mon frère a lu tout Shakespeare et Milton en VO, et nous sommes tous les deux artistes.
Tout cela, nous le devons au jeu de rôles.
Il est facile aujourd’hui d’aimer le jeu de rôles, alors que des tombereaux de « live play » déferlent sur Twitch et Youtube, que des stars font leur coming-out rôliste, que la culture est imprégnée de D&D et fabriquée par des gens qui y jouent, que l’édition se porte bien et que les geeks sont à la mode. Certes, une minorité fachoïderegrette que leur loisir « devienne woke » et soit partagé par beaucoup au lieu d’être leur club privé pour puceaux blancs comme des culs, mais c’est un désagrément mineur.
Mais comment faisait-on à l’époque, sans outils numériques, générateurs de tout et n’importe quoi, wikis de campagne, livres comparables à des éditions d’art, PDFs, aides de jeux, joli matériel en bois et en cuir, conseils et exemples de parties pullulant sur Internet, idées à piocher partout, films dans des univers de SF et de Fantasy faisant des millions au box-office, et campagnes de financement pour une partie de JdR en ligne atteignant plus de 11 millions de dollars ?
Et, plus important encore, les pratiques anciennes peuvent-elles informer nos pratiques modernes ?
Je vais vous dire ce dont je me souviens, et vous vous ferez votre opinion.
L’analogique, c’est chic
Tout d’abord, une bonne nouvelle pour les réfractaires de l’ordinateur : le jeu de rôles s’accommode très bien à la sauce « lowtech ». De Mon Temps™, on n’avait ni Internet, ni smart devices, juste du papier et des crayons. C’est encore la méthode favorite de la majorité des gens pour noter leurs feuilles de personnages, et l’attrait du livre physique ne se dément absolument pas (du moins pour les livres de base) en dépit des facilités d’indexation du numérique.
J’ai retrouvé les anciennes campagnes d’AD&D de mon père, et, en dépit de son écriture peu déchiffrable, tout est jouable tel quel. Un cahier pour la trame, avec des numéros référençant des plans quadrillés (parfois sur papier calque, format A3, et en couleurs, ce que les modules du commerce n’avaient pas !), des fiches bristol avec des PNJs, des rencontres, des monstres, le tout méticuleusement noté, classé dans des classeurs, les chiffres précalculés… tout.
C’est quelque chose que je ne trouve pas dans les scénarios du commerce, à de rares exceptions. Les PNJs « types » sont quelque chose qui a été introduit dans la 3e édition de D&D, et les caractéristiques « prêtes à jouer » pour les monstres et les rencontres toutes faites l’ont été dans la 4e si je ne m’abuse. Que de temps il aura fallu pour intégrer simplement aux livres de base du jeu ce que la plupart (tous ?) les MJs et joueurs faisaient !
Un vrai travail équivalent à l’écriture d’une seconde partie du bouquin, dont nous nous acquittions toutefois volontiers. Certes, le photocopillage tue le livre, et nos règles de bases étaient tout écornées d’avoir tiré par vingtaine des copies de la feuille de perso à la fin sur le photocopieur noir et blanc de tel ou tel village perdu… notre imprimante ? Elle prenait des ramettes de « papier listing » à bords perforés, et il était impossible d’obtenir des documents « maison » aussi propres qu’aujourd’hui.
Quant à emporter tout cela en « numérique », amener un monceau de disquettes et de lourds écrans cathodiques à la table de jeu semblait plus appartenir au domaine de la SF que les jeux auxquels nous jouions !
Ainsi donc, quand vous préparez un scénario, ne soyez pas découragé de ne pas utiliser Roll20 ou Inkarnate pour les plans, et ne vous embêtez pas à faire des décors à l’échelle des figurines ou acheter des trucs plastifiés : mon père n’a jamais travaillé que sur du papier à petits carreaux des blocs Rhodia ou autre. Il recopiait le plan du donjon au fur et à mesure de notre progression, et nous mettions de petits signes au crayon pour symboliser ou nos personnages se tenaient.
Je le fais encore, et il m’arrive de dessiner cartes et aides de jeu pour le plaisir. Et ça vaut d’ailleurs mieux que ce que je trouve dans le commerce, qui est souvent trop générique pour mes besoins. D’ailleurs mon père ne croyait pas aux scénarios du commerce, sauf éventuellement pour les enquêtes (très difficiles à faire soi-même), mais nous y reviendrons. Il rédigeait ses scénarios et campagnes au stylo à plume, lui-même, plutôt que d’acheter de dispendieux modules.
Un module, il est toujours indispensable de le retravailler, de l’adapter aux joueurs, de le surligner, voire de prendre des notes dessus, et même pour certains de le compléter en maçonnant les incohérences du mortier de la créativité… C’était comme ça à l’époque, et c’est encore comme ça aujourd’hui (pourtant, j’en ai lu, des campagnes). Alors autant tout faire soi-même ! Vous n’êtes pas obligé d’utiliser un stylo, vous, mais si ça vous inspire à la manière de nombreux écrivains, sachez que c’est possible.
Nous avions des livres, des blocs et des crayons. Comme pour AD&D nous n’aimions pas la feuille fournie avec les règles (assez peu claire et avec des cases qui ne suffisaient jamais à noter toutes les exceptions), nous tracions au stylo-bille des feuilles « maison » claires et précises avec toutes les informations nécessaires et les remplissions au crayon. Lorsque mon frère et ses amis jouaient, ils se cotisaient pour acheter un seul livre pour tout le monde, et le prêtaient au MJ du moment.
Était-ce mieux que le piratage des PDFs ? Face à une industrie gourmande qui avait basé la politique éditoriale d’un jeu où l’on n’a besoin que d’un livre et un seul sur le fait de vendre toujours plus de suppléments au lieu de vendre l’expérience que constitue le jeu de rôles, n’était-ce pas une réponse raisonnable pour des joueurs souvent estudiantins au budget limité ? Je ne saurais le dire, et cela dépasse un peu le cadre de cet article… disons que c’était comme ça, et on s’en fichait.
La chose intéressante avec tout ce travail : une fois que vous aviez fait tout cela pour préparer votre scénario, vous le saviez sur le bout des doigts, et le fait que vous vous étiez vraiment cassé le cul sur un scénario, ça se ressentait.
Une campagne-fleuve, littéralement
La prémisse d’une campagne n’a pas à être compliquée, du moment que vous avez une trame générale et que ça se tient logiquement. C’est un conseil que j’ai déjà donné, bien sûr, mais il vaut d’être répété. La plus intéressante des campagnes de mon père, c’était le « moulin aux moines ». Ma famille et moi avions fait un groupe équilibré (mage, paladin, prêtre, guerrier…), au background quasi inexistant, et nous démarrions dans une abbaye sur une rivière, dotée d’un moulin à eau.
Pourquoi ? Parce que nous avons commencé cette campagne pendant les vacances scolaires, seul moment où nous étions tranquilles pour jouer régulièrement chaque soir, que nous étions à la campagne dans un ancien moulin à eau… et que mon père avait utilisé la carte routière de la région, en changeant l’échelle, comme carte de la région du jeu ! Le prétexte à l’aventure : la rivière est polluée par un Mal terrible qui rend les gens malades et les corrompt.
La mission des moines : remonter le cours de la rivière, trouver la source du Mal, puis purifier les eaux à la source. Pour ce faire, nous emportions la relique de Saint Cucufa. Simple. Basique. Improbablement basique. Mais ça marche.
Chaque jour, mon père préparait la session du soir ou du lendemain, selon nos progrès. Il n’en fallait pas beaucoup : une rencontre, bien construite, constituait un mini-scénario dans ce jeu très « combat » qu’était AD&D. Je donne de nombreux conseils pour ce faire dans « Monstres et rencontres construites », et les trois articles « Donnez-leur une chance de vaincre » … et pour le background en trois à cinq phrases, j’en avais aussi parlé dans un article dédié.
Vous avez envie de mettre tel monstre sur le chemin des PJs ? Vous organisez ça autour de la rivière, vous dites que ce qui a rendu le PNJ méchant ou qui a ait muter la bestiole ou attiré le vilain, c’est le Mal de la rivière, et zou. Un village infecté par la lycanthropie, une tribu orque qui cherche la guerre, des tritons devenus hostiles, une hydre (serpent mutant), un marais avec des hommes-lézards, des morts-vivants, des cavernes lorsque la rivière devient souterraine…
Tout ça, en vrac, ce sont des péripéties vécues.
Vous voulez intégrer un nouveau PJ (la petite amie de mon frère, le cousin ou la cousine…) ? Aucun souci, eux aussi ont remarqué la corruption du Mal et se joignent à la quête. Ils partent ? Pas de problème, leur PJ reste à cet endroit pour assurer les arrières, se marier, protéger tel village… Vos joueurs ont choisi de suivre tel affluent plutôt que tel autre, ou se sont perdus ? Vous pouvez recycler des épisodes non utilisés en les plaçant plus loin sur la rivière.
La rivière assure que le groupe aille plus ou moins dans la bonne direction. Et quel que soit le chemin que les joueurs empruntent, c’est le bon : ce n’est pas du railroading si vous placez les rails devant les PJs au fur et à mesure. Parfois, mon père préparait des choses longtemps à l’avance, parfois non. Vous n’aurez pas toujours le temps, et préparer trop à l’avance est toujours un gros risque de matériel inutilisé… Et nous n’avions pas de carte du monde et de canon à respecter.
Car oui, il faut bien dire autre chose… j’adore les univers fouillés et riches, mais nous n’en avions pas. Un univers de jeu ? Mais quel univers de jeu ? Un univers inventé au fur et à mesure, voilà.
Dans « maîtrisez Zen », j’ai déjà dit que vous n’avez pas besoin d’univers de jeu du commerce. Nous, nous n’en avions pas, parce que ça n’existait pas. Nous avions un système de jeu clé en mains, mais pas vraiment d’univers… on improvisait avec des références à Conan, Tolkien et autres. Je crois que cette campagne précise, qui n’est pas la première, date des tout premiers « gazeteers ». Nous avions acheté celui de Mystara sur les principautés de Glantri (GAZ3, 1987) par la suite.
Du bruit derrière l’écran
Ce que faisait mon père, c’était surtout tricher. Il faisait jouer sa famille, ses enfants, des êtres qu’il aimait et gâtait plus que tout au monde. Nous étions ses chéris, et il s’est aperçu que la tendance des scénarios du commerce à donner dans la mentalité « MJ contre PJ » ne fonctionnait pas du tout. Un adulte qui bute les personnages de deux enfants novices, c’est le meilleur moyen de les dégoûter du jeu ET de l’adulte, chose que les gatekeepers d’aujourd’hui n’ont toujours pas comprise !
Mon père avait compris très tôt, sans pour autant mettre des noms sur ces concepts, que le MJ ne pouvait que jouer en mode « play to lift »(jouer pour exalter), et qu’il était, sous couvert d’un destin cruel, bel et bien POUR les héros, leur permettant de triompher non pas à tous les coups mais dans les circonstances les plus héroïques… et les plus amusantes pour tout le monde. Et avec un jeu comme AD&D, faire ce genre de chose est presque impossible sans tricher.
Trichez POUR les joueurs (surtout les enfants) sans leur dire, et adaptez votre campagne, surtout si vous jouez à un jeu un peu ancien (D&D5 résout en grande partie ce problème). Parfois, les dés sont cruels pour un jeu héroïque. Comme dans AD&D, les points d’expérience étaient aussi augmentés grâce à l’or obtenu, mon père ajoutait de l’or au butin pour faire « monter de niveau » lors des étapes importantes, ou juste avant les grands combats pour les rendre épiques !
Il savait aussi combien les dés sont injustes à la création de personnage et permettait (alors que rien de tout cela n’était écrit et que les sacro-saints dés restaient maîtres) d’arranger un peu les scores à sa sauce pour pouvoir faire le personnage que l’on veut, et non le personnage tiré au hasard. L’encombrement et les composantes des sorts passait aussi souvent à la trappe. Il guidait ses joueurs et n’hésitait jamais à changer les règles frustrantes pour eux.
Aujourd’hui une majorité de joueurs de D&D5 monte de niveau lorsque c’est narrativement important, répartit des points pour ses caractéristiques, utilise un focus arcanique et pas la règle optionnelle d’encombrement… ce sont des évidences, trente ans après !
Mon père savait s’adapter, et ne se laissait pas gouverner par les chiffres des manuels. Si le monstre était tué trop vite du fait d’une astuce des joueurs ou de coups critiques géniaux, il n’allongeait pas le combat mais saluait notre astuce. Mais si le monstre était tué trop vite sans qu’il n’y ait rien eu de spectaculaire, il ajoutait sans vergogne quelques points de vie à la bestiole, sans nous le dire ! C’est un des meilleurs conseils que je puisse donner, encore aujourd’hui.
Laissez vos PJs gagner. Même si cela vous frustre. Ainsi mon père savait placer sur la route des PJs un temple ou un objet qui permette une résurrection après une mort stupide, une mort qui ne servait pas l’histoire… parfois.
Aujourd’hui, il y a d’autres moyens de rattraper le coup, mais à l’époque, c’était beaucoup. Rien de tout cela n’était écrit où que ce soit, et même si Gary Gygax disait que les dés ne servaient qu’à faire du bruit derrière l’écran, c’était en général pour accabler les PJs plutôt que pour les sauver. Les donjons mythiques de l’époque sont ceux qui avaient une « haute létalité », et jusque dans les années 2000 onconseillait, pour aviver le sel d’une partie, de tuer un PJ !
C’est parfois vrai, mais pas dans toutes les circonstances ni pour toutes les tables. Une fois de plus, je ne peux que répéter qu’il faut…
Écouter, écouter, écouter !
Mon père ne faisait pas jouer ses « potes », il faisait jouer ses enfants, et ça faisait toute la différence. Il prenait instinctivement en compte leurs envies et leurs désidératas, autant que les siens. Son objectif était de les laisser s’amuser, de les laisser s’exprimer. Il ne voulait pas jouer en dépit d’eux, mais pour eux. Lorsqu’il faisait un scénario, c’est pour la chair de sa chair qu’il voulait qu’il soit le meilleur possible, pas pour un anonyme à une convention, par pour lui-même, pas pour un « pote de pote ».
Il n’y avait aucune « carte X » ni aucun outil de « sécurité émotionnelle », on ne connaissait même pas le concept… mais il était évident pour chacun que nous jouions en famille, alors tout devait être familial, et on avait toujours le droit de dire « merde » quand on n’aimait pas quelque chose ! Je pense que c’est cela, la véritable « carte X ». Elle a toujours existé, nous l’avons juste formalisée (et ça fait du bien) : tout MJ plein d’empathie s’en servait déjà sans le savoir.
Mon père n’avait que rarement besoin de nous interroger sur ce qu’on avait aimé ou non : il nous connaissait. Du reste, nous lisions avidement les mêmes livres que lui, nous parcourions sans fin les livres de règles, et il était impossible de nous faire taire quant aux monstres, sorts et concepts que nous trouvions cools. Dès lors, il créait des aventures sur mesure, au fur et à mesure que les idées lui venaient et que NOUS lui donnions des idées, par inadvertance ou non.
A la table de jeu, nous tenions notre rôle et avions des moments parfois comiques, parfois poignants, à mesure que les histoires de chaque personnage se développaient en jeu. AD&D n’encourageait pas la description détaillée du passé des personnages, mais je me souviens avec chaleur de l’histoire d’amour du personnage de mon frère et ce celui de sa petite amie de l’époque, chevalier et femme-chevalier, partenaires d’épée, paladins tous les deux.
Je me souviens aussi du guerrier demi-orque de mon cousin, qui arborait sa laideur comme un étendard et une médaille d’honneur, racisé qu’il était, jurant de faire mentir un monde ingrat en devenant un héros ! Le personnage prit sa retraite en devenant roi de sa propre tribu orque. Et je me souviens aussi que ma mère s’amusait follement à jouer les clercs naïfs… ou les barbares les plus brutaux que j’aie jamais vu. Tout était possible, et, déjà, les orques n’étaient pas toujours les méchants.
Et mon père, sans qu’on ait eu besoin de le lui écrire en toutes lettres dans un article de conseils ou dans un manuel de règles, laissait faire tout cela à la table… et enjolivait ses intrigues à partir de cela, capitalisant sur les relations que nous construisions autant que sur les chiffres de nos feuilles de personnages pour fabriquer des rencontres et des scénarios qui semblaient d’autant plus importants pour nos personnages. Et, du coup, pour nous.
Il n’hésitait d’ailleurs pas à utiliser un vieux truc que j’ai déjà donné ici, qui est : si vos joueurs, en discutant de leurs plans, ont une meilleure idée que vous sur ce qui risque de se passer ensuite, prenez-la ! Et s’ils ont deviné la suite, ne cherchez pas forcément une autre idée. Des joueurs qui se sentent intelligents parce qu’ils ont prévu et préparé de quoi se défendre, et qui vivent une aventure qu’ils avaient hâte de vivre, ce sont des joueurs satisfaits.
Laissez donc la parole à vos joueurs, ce sont vos co-auteurs.
Vieux Thac0 et nouvelles mécaniques
On fait aujourd’hui toute une histoire (à juste titre) des systèmes de règles fouillés, voire amphigouriques, comme D&D, Shadowrun, ou autre… sont-ils vraiment indiqués pour des initiations ? Oui et non.
L’Appel de Cthulhu et ses centaines de compétences était jugé comme « simple et universel » dans les années 80. Rolemaster utilisait le calcul matriciel et certains personnages nécessitaient une calculatrice scientifique pour les combats. AD&D avait pondu une espèce de concept abstrait appelé « Thac0 » (« TAC0 » en français), score nécessaire pour, en lançant un d20, toucher une Classe d’Armure de zéro… je vous passe les détails, il vaut mieux oublier les erreurs du passé !
On n’avait rien d’autre, je vous dis. Pas de « guerres d’éditions » ni de « game design », tout le monde tâtonnait, auteurs compris.
Eh bien moi, à 7 ans, le Thac0, je savais le calculer. Et je connaissais tous les sorts de magicien par cœur. Et les monstres. Et les compétences de Cthulhu. Et j’avais lu Lovecraft. Pourquoi ? Parce que j’aimais ça. On a bien essayé de m’orienter vers un guerrier plus facile à jouer, mais non, je n’ai rien voulu entendre… mon premier personnage d’AD&D et mon premier personnage de JdR a été un magicien. Robe bleue, barbe, bâton, grimoire, un nom avec des G et des Z, la totale.
Bien entendu, mon père savait qu’il fallait y aller doucement au début, que toutes les règles ne seraient pas retenues dès la première partie, que l’immersion se pose sur la longueur, comme pour toutes les initiations… toutefois, le conseil vaut : un personnage, un univers ou des règles compliquées, mais qui inspirent, ce sera toujours mieux joué et plus plaisant que des règles simples, un univers plat et un personnage « clés en mains » si on ne les aime pas trop.
N’hésitez pas à explorer d’autres jeux, d’autres univers. Après Donjons et Dragons, parfois en alternance, nous jouions à l’Appel de Cthulhu. Nous avons, au fil des ans, en famille, essayé Star Wars, Star Trek, DC Heroes, Vampire, Rêve de Dragon, Alternity et bien d’autres, sans compter les obscurs systèmes « faits maison » et les jeux auxquels mon frère et moi avons joué entre amis en dehors du cercle familial. Des univers de possibilités encore multipliés aujourd’hui.
Tout ce qui nous amusait. Comme je l’ai dit, ce qui donne envie de rejouer ce n’est pas la frustration mais l’amusement ! Une évidence, certes, mais alors pourquoi est-on frustré par de si nombreux MJ à de si nombreuses tables ?
Tenez compte de la sécurité émotionnelle de vos joueurs, c’est ce que faisait instinctivement notre père lorsqu’il nous faisait jouer ! N’hésitez pas à inclure des passages durs psychologiquement, mais connaissez votre public, vous saurez alors comment les introduire… et doser l’humour au besoin. Mon père savait donner le ton d’une campagne d’horreur et aussi bâtir des scénarios entiers sur des jeux de mots débiles, chaque nom de PNJ étant un calembour. Parfois dans la même campagne.
Expliquez, facilitez les choses, simplifiez au besoin jusqu’à ce que soient assimilé les bases par vos joueurs (ou votre MJ) ! C’est ainsi que l’on encourage des vocations, et c’est ainsi que l’on doit, je pense, jouer à cette expérience qu’est le jeu de rôles… une expérience davantage sociale que mathématique, et qui se joue autant à la table de jeu qu’avant et après le jeu. Laissez la place du MJ : que ses enfants deviennent MJ a été une grande fierté pour notre père, alors pourquoi pas vous ?
Ce que n’a pas hésité à faire mon père, c’est prendre l’un de ses enfants, lorsqu’il le désirait, comme co-MJ pour mener à deux des scénarios pour les copains. A écrire en collaboration, à servir pour tester des idées. A laisser les joueurs lire le Guide du Maître et le Manuel des Monstres et la partie « MJ » des règles de Cthulhu, même si ce n’est « pas permis » (le métajeu n’est pas un problème si on le traite avec intelligence, rappelons-le).
C’est cette attitude de partage et de transmission qui a motivé ce blog, et que nous devons tous avoir, je le pense sincèrement.
Non, ce n’était pas mieux avant
J’espère que ce que je vous ai dit jusqu’ici n’était pas trop dithyrambique et nostalgique, parce que ce serait mal me connaître… je l’ai dit, beaucoup des vieux problèmes ont été réglés aujourd’hui, il existe des règles plus simples ou plus simulationnistes selon les goûts, le narrativisme ça existe (enfin !) et nous vivons une époque formidable de renaissance rôliste, n’en déplaise à ceux qui annoncent chaque année la mort de notre loisir (face, au choix, au wokisme, au capitalisme, aux conservateurs…)
De la même manière, des échecs de mon père j’ai tiré des leçons.
Ne croyez pas, par exemple, que tous les souvenirs roses et dorés que je vous ai raconté n’ont pas leur pendant plus gris, plus terne, plus sombre… vous voulez des échecs, de mauvais exemples ? En voilà. Le premier scénario de mon père était mauvais. Sa première campagne était mauvaise. Il tâtonnait. Il n’avait pas encore trouvé son format de notes préféré, il n’avait pas encore tout compris, il n’avait pas les multiples conseils et exemples que l’on a de nos jours.
C’était sympa, hein, mais c’était une sombre histoire de tour maudite avec un sorcier dedans. Il n’avait pas de MJ pour lui apprendre ni de structure de soutien, il n’avait pas quelqu’un pour encourager sa vocation, à lui. Pas d’Internet, pas d’amis rôlistes, et ses seuls exemples étaient les scénarios du commerce, souvent nuls, qui lui servaient alors de contre-exemple. Il fallait avoir de l’idée pour se dire qu’on pouvait faire mieux !
Plutôt que de tout mettre dans un donjon, il avait osé faire des plans en extérieur alors que rien n’existait pour ça. Il s’était inspiré de vrais châteaux pour faire des donjons plus logiques que les labyrinthes de couloirs identiques d’AD&D (un conseil que je donne encore aujourd’hui). Mais tout cela, il ne l’a pas fait tout de suite. Vous aussi, votre premier scénario sera nul. Mais vous apprendrez en une ou deux heures en tant que MJ davantage qu’en lisant tout le contenu de ce blog de conseils !
Il avait de la détermination, des bouquins de règles à assimiler coûte que coûte pour raconter des jolies histoires et apprendre l’anglais à ses gamins, et c’est tout. Aujourd’hui, heureusement, nous avons mieux.
Pour continuer sur cette histoire de côté sombre… Mon père était parfois une personne difficile à vivre, et il aimait tout contrôler. Voilà même un trait de caractère que j’ai hérité de lui, même si je me soigne. Il avait été cadre et patron, et, longtemps MJ, il a eu bien du mal à laisser la place. Joueur, il était de ceux qui récriminent et corrigent le MJ, de ceux qui s’exclament que « ça ne devrait pas être comme ci, mais comme ça », bref, qui veulent être MJ à la place du MJ.
C’est pour cette raison que, passé un certain âge, je n’ai plus jamais joué avec lui en tant que joueur. Trop de disputes. Cela a sonné le glas de la table familiale : nous avions, mon frère et moi, d’autres groupes, des amis… si mes parents ont toujours accueilli les parties chez-eux avec plaisir, si mon père a toujours été ouvert pour ce qui est de discuter d’idées et de scénarios, j’estime que son comportement est un échec en la matière. Ne soyez pas comme ça, personne n’aime ça.
Il avait aussi gardé l’habitude de s’arranger avec les dés au besoin… et tricher en tant que joueur, c’est sans aucun débat possible rédhibitoire.
L’autre problème, l’autre raison qui m’a fait cesser de jouer « en famille » pour me tourner exclusivement vers les amis, c’est… l’habitude. Bien sûr, il y a la distance qui se crée entre parents etenfants, insensiblement et inévitablement. Bien sûr, il y a tout un tas d’autres raisons plus personnelles. Mais l’une des grandes raisons, c’est que nous avons arrêté de jouer à un moment. Nous voulions reprendre, nous avons même fait un ou deux scénarios « one shot », sans succès.
Nous jouions intensivement, chaque période de vacances scolaires, tous les soirs ou presque, et très peu en dehors de cela : notre emploi du temps ne nous le permettait pas. Mon frère et moi jouions avec des amis (lui plus régulièrement que moi) le reste de l’année, mais finalement assez peu, les emplois du temps ne nous le permettant pas toujours. Lorsque le calendrier « scolaire » n’a plus été une nécessité, que nous ne vivions plus sous le même toit, tout a été plus compliqué.
Le jeu de rôles, c’est une machine qu’il faut laisser tourner : tant qu’on donne des dates, qu’on programme des parties, qu’on annonce la chose et qu’on dit « on joue à tel moment, tel jour, telle heure », tout va bien. Dès que la machine s’arrête, il est d’autant plus difficile de la redémarrer que le moteur est froid, qu’il s’est passé de temps depuis la dernière partie. Peu de groupes arrivent à tenir la distance à ne faire qu’une partie par an, et ce sont des groupes d’amis particulièrement soudés.
Enfin, je vous dirai aussi qu’il ne faut pas hésiter à… arrêter de jouer. Ne regrettez pas de ne pas jouer si cela n’est plus amusant pour vous. Certes, j’ai cessé de jouer avec mon père, mais je n’ai pas regretté de l’avoir fait. Je me suis tourné vers d’autres horizons, un hiatus rôliste, puis j’ai repris, j’ai fait des parties meilleures, plus diverses, avec des gens d’autant plus intéressants. Formé et informé par mes expériences familiales, comme tout un chacun, j’ai poursuivi ailleurs.
J’ai laissé des parties inachevées pour me tourner vers des jeux qui me plaisaient plus, d’autres manières de jouer, d’autres expériences. Ce n’est pas « dommage », c’est normal. Et j’ai appris à respecter ceux qui jouent autrement, ceux qui jouent comme je ne veux pas jouer, comme je ne veux plus jouer, comme j’ai joué, comme je ne jouerai jamais. Ceux qui jouent selon les règles ou non, avec d’autres règles que les miennes, aux mêmes jeux ou à d’autres. Parce que tester fait partie du jeu.
Ainsi, la fameuse campagne-fleuve dont je vous parlais… est inachevée. Comme 90% des campagnes. Et c’est NORMAL. Ne misez pas sur un « big finish », mettez tout votre cœur à chaque scénario, parce qu’on ne sait pas quand ça va s’arrêter ! C’est comme dans la vie : il ne faut pas bouder ses plaisirs ou vivre à moitié en pensant que le lendemain ce sera mieux. Il faut profiter du voyage, parce qu’il est carrément plus long que la destination !
Saviez-vous que seules 2% des campagnes de D&D dépassent le niveau 10, sur 20 niveaux prévus dans le jeu ? Si vous attendez que vos PJs soient tous niveau 15 pour faire démarrer l’intrigue génialissime que vous avez prévu, vous pouvez attendre longtemps. Les vraies aventures ne sont pas le climax et l’épilogue de la campagne, mais tout au long de celle-ci. Et ce dont vous vous souviendrez, ce sont des bons moments passés avec des êtres chers.
Le jeu de rôles peut apporter tellement de choses. En un sens, le jeu de rôles m’a formé, m’a élevé, m’a appris beaucoup. Plus qu’un langage, plus que des maths, plus que des compétences sociales, plus qu’à concilier des emplois du temps et faire des plans ensemble pour résoudre des problèmes, plus qu’à me projeter, il m’a appris l’amour de l’étude, l’amour de raconter des histoires, l’amour de bien faire les choses, l’amour de transmettre et d’enseigner.
Grâce au jeu de rôles j’ai créé mille histoires et vécu mille vies en une, et je continue. L’amour que j’ai pour ma famille, pour mes amis, pour mon amoureux, en est parfaitement indissociable. Le jeu de rôles, par sa construction même, et particulièrement par sa place dans ma famille, est une métaphore de la vie à tous les niveaux. Comment pourrait-il en être autrement d’une simulation de celle-ci créée pour faire ce que tous les humains font viscéralement, raconter des histoires ?
Alors, tant que vous le pouvez, à n’importe quel âge, avec tout le monde, sans attendre de permission, sans qu’on vous l’apprenne, comme les autres ou pas, en changeant les règles, jusqu’à n’en plus pouvoir… jouez !
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