Un Classique (Chinois) sinon Rien !

Où Mucius va chercher de nouveaux « tropes » parmi les genres littéraires des autres cultures (ici, les cultures asiatiques) afin de sortir un peu des clichés rebattus de la littérature dite « occidentale » et du fameux « voyage du héros », grille de lecture parfois fautive, surtout lorsqu’on l’applique à des histoires non-blanches et non-européennes.

Attention, cet article est écrit par un européen blanc et s’adresse à des européens blancs… il est évident que malgré mes lectures et toute l’exégèse littéraire du monde, je ne suis pas né dans une culture asiatique et je n’y ai pas baigné ! Ceci est un simple guide pour aider les fans à faire des hommages réels, sensibles, admiratifs des cultures de la Chine, du Japon et de la Corée dans les jeux de rôles, et surtout les découvrir par la littérature et les médias.

Faites toujours confiance aux concernés ! S’ils vous disent que ce n’est pas comme ça, c’est que ne n’est pas comme ça. En tout cas, pour le profane, dire « la littérature chinoise classique, c’est long », c’est un euphémisme. Mais c’est parfaitement normal : c’est comme dire « La littérature française, c’est long ». Si vous abordez cela comme un corpus unique, monolithique, dont il faut tout lire pour comprendre, vous n’êtes pas sorti de l’auberge (aux lanternes rouges) !

Beaucoup de gens ne savent tout simplement pas par quoi commencer, surtout en matière de « fantasy » ou de fiction… surtout que pas mal de choses n’ont pas été traduites. Il faut donc présenter un peu comment tout ça s’organise. Dans cet article, on va surtout parler des grands romans chinois classiques, les « quatre livres extraordinaires » de la littérature chinoise (qui sont au nombre de cinq, parce que la plupart des gens n’incluent pas le seul qui soit porno) et quelques autres.

C’est un peu l’équivalent de nos romans de la Table Ronde : des œuvres médiévales, des romans d’aventure avec de nombreux auteurs et de nombreuses versions, avec parfois des longueurs ou des schémas narratifs qui nous sont inconnus ou qui sont inhabituels (car beaucoup de temps et d’espace nous en séparent), mais vous en trouverez pas mal d’adaptations en cherchant bien… et ils ont véritablement posé les fondations du genre littéraire « Wuxia », et de nombreux autres.

Ces cinq œuvres principales sont « Au bord de l’eau », « les Trois Royaumes », « Jin Ping Mei », « le Pèlerinage vers l’Ouest », et « Le Rêve dans le Pavillon Rouge ». Ce ne sont pas des romans au sens « un livre, une intrigue et c’est marre », mais bien des « romances » médiévales, avec de nombreux personnages et histoires entremêlées au fil de centaines, voire de milliers de pages, souvent extraites et réadaptées individuellement plus tard, fruit de tradition orale et/ou de nombreux auteurs.

On retrouve d’ailleurs souvent des personnages d’un roman dans l’autre pour une apparition mineure. Ces classiques sont populaires dans tous les pays influencés par la Chine, à commencer par le Japon (tous y ont été traduits très tôt), la Corée et bien d’autres, et ont beaucoup influencé la culture lettrée et populaire, comme le reste de l’écriture et de la culture issue de, ou ayant transité par, la Chine.

Au Bord de l’Eau : Le plus violent et le plus gore de ces classiques, il relate les aventures rocambolesques d’un groupe de brigands au grand cœur (enfin, pas toujours, hein, on est plus proche des Sopranos que de Robin des Bois !) durant la dynastie Song (960-1279). De nombreux personnages historiques y font des apparitions, mais la plupart des personnages et situations sont inventées… même si elles font écho à des faits réels, comme la corruption des fonctionnaires par exemple !

Il y a quelques anachronismes, parce que l’œuvre a été écrite sous la dynastie Ming (300 ans après l’époque du livre), mais en fait on s’en fout… c’est un peu comme les armures de plates complètes dans les romans de Chrétien de Troyes. L’auteur original, Shi Nai’an (et son élève Luo Guan-Zhong), compile 100 chapitres d’un légendaire riche concernant une rébellion de 108 brigands menée par (principalement) Song Jiang dans les monts Liang.

Nos anti-héros sont souvent des criminels cherchant la rédemption (ou pas), mais aussi d’anciens officiers fuyant les injustices d’un système violent et corrompu. Combats, intrigues et poisons, arnaques, techniques secrètes, mysticisme, quiproquos romantiques, histoires de famille… Il y a de tout. La plupart des adaptations (films, opéras, réécritures…) au fil des siècles ont expurgé les passages trop durs (cannibalisme, rage meurtrière, etc.)

La devise de ces « chevaliers des vertes forêts » et ces « habitants des lacs et rivières » est celle de l’honneur entre voleurs : Entre les quatre mers, tous les hommes sont des frères. On parle ici des quatre mers légendaires qui entourent la terre. Si vous voulez écrire un scénario genre “Tigre et Dragon” ou “L’Hirondelle d’Or”, c’est CE roman votre Bible. Pompez ce que vous y trouvez, faites des aventures dans ce genre-là, et vous ne vous tromperez pas : c’est le ton exact qu’il faut viser.

Si vous voulez l’envers du décor des aventures du Juge Ti (oui, je sais, ce n’est pas la bonne dynastie, mais les coutumes sont anachroniques de toute manière) avec des arts martiaux en prime, ce livre est fait pour vous.

Jin Ping Mei : Ecrit en 1596 (dynastie Ming) par un auteur anonyme sous le pseudonyme du « railleur érudit de Lanling », il est aussi appelé le « Lotus d’or » ou « Fleur en fiole d’or ». C’est sans doute le plus grand roman érotique chinois. Le titre « Jin Ping Mei » n’est-autre que les trois noms des trois héroïnes. C’est avec jubilation que l’auteur détaille le vice sur plus de mille pages, alors même qu’il commence son propos par déconseiller l’abus des plaisir sexuels…

Jin, (Pan Jinliang) est une femme qui devient adultère car mariée de force à un homme petit et hideux (bien qu’affectueux et naïf) pour mettre fin à une querelle familiale. Elle assassine son précédent mari et devient concubine de Ximen Qing, apothicaire opportuniste assez riche pour entretenir six femmes, dont Ping (Li Ping’er) et Mei (Pang Chunmei), qui deviendront ses rivales pour les affections de leur mari, et l’influence et le prestige qui vont avec.

Ximen possède un appétit sexuel fantastique qu’il satisfait avec pas moins de 19 partenaires (dont son jeune assistant) au cours de 72 scènes de cul, avec accessoires fétichistes ! Comme chez le marquis de Sade, les descriptions sexuelles sont faites sur un ton très banal, presque anodin, en plaisantant, et avec des métaphores élégantes comme « la fleur du jardin de derrière » ou « la pleine lune approche de la branche fleurie »…

Si le sadisme sexuel proprement dit n’y a pas sa place, les épouses se font de nombreux coups tordus entre elles… En revanche, le roman détaille à loisir des pratiques sexuelles variées, ondinisme, estampes pornographiques, cockrings et autres accessoires. A la fin du roman (spoiler alert) Ximen est lui aussi empoisonné par Jin… mais parce qu’elle lui administre une surdose d’aphrodisiaque pour le garder « d’attaque » et éveillé !

Si vous n’avez pas envie de lire un roman ou, loin de la magie sexuelle taoïste, le plaisir consume la vie au lieu de l’allonger (ce que je comprends très bien), sachez que c’est un spinoff de « Au bord de l’eau » qui détaille le premier mariage de Jin.

Le Rêve dans le pavillon Rouge : Aussi appelé « histoire de la pierre », ou « miroir magique des amours de brise et de clair de lune » ou « relation du moine d’amour et des douze belles de Jingling » (tout un programme !), il a donné naissance à tout un pan de l’exégèse littéraire chinoise, la « rougeologie » ! Dernier en date des classiques littéraires chinois, il a été composé au XVIIIe siècle (dynastie Qing) par Cao Xueqin (auteur principal, mais le roman a sans doute été achevé par Gao E).

Les 120 récits qui le composent s’affranchissent d’un cadre historique précis, mais sont précédés et cadrés par une mise ne abyme historique contemporaine de l’auteur, laquelle décrit avec précision les structures sociales et la vie dansla Chine du XVIIIe siècle… Les femmes sont au cœur de l’intrigue du roman (dont l’un des titres est « contes du gynécée »), mais le roman compte plus de 400 personnages variés et finement écrits. L’homosexualité y est présente et ne fait même pas lever un sourcil.

Le personnage principal du roman n’est-autre que Jia Baoyu (incarnation d’un être divin à la suite d’une réparation de la voute céleste et la création d’un rocher magique, mais passons) un adolescent de haute noblesse, d’une grande beauté et d’une grâce innée… nous suivrons l’ascension et la chute de sa famille, les Jia, qui habitent le Pavillon Rouge, au cœur d’intrigues politiques et de relations personnelles alambiquées. On considère qu’il est partiellement autobiographique.

A l’instar de Choderlos de Laclos, l’auteur présente une critique du système voilée dans une histoire d’amour romantique afin d’éviter la censure. Cette histoire d’amour à la portée universelle est, de l’avis de tous, l’un des plus grands romans de l’humanité, et a été traduit et adapté de nombreuses fois… et ce qui est bien, c’est qu’elle présente une vision de l’idéal masculin bien plus androgyne et émotive, bien loin du « monsieur muscle » viriliste occidental.

Alors… honnêtement, c’est pas la période qui m’intéresse le plus, alors je ne l’ai pas lu. MAIS on ne m’en a dit que du bien. Il est plus mystique et aussi plus lu que d’autres romans, probablement car moins long et plus proche de nous.

Les Trois Royaumes : Cette grande fresque raconte la période trouble de la chute de la dynastie Han, et comment des seigneurs de guerre, chacun aidés de leurs grands guerriers et stratèges, établirent les royaumes de Wei, Shu et Wu à la suite de la rébellion des Turbans Jaunes (période de 169 à 280). C’est un roman très, très long et incroyablement populaire, avec pléthore d’adaptations en Chine et ailleurs. Abondamment repris, il n’a pas fini de l’être.

Manhua, animés, adaptations en shonen avec des lycéens, adaptations en film ou série d’épisodes brefs du roman, reprise de personnages dans différents médias (Assassins, Lost Bladesman…) , au moins cinq jeux vidéos dédiés (Total War, Dynasty Warriors, divers JRPG, RTS et même Beat Them All)… le film « les Trois Royaumes » de John Woo n’est que le haut de l’iceberg. Lü Bü et Zhao Yun sont même des personnages dans League of Legends !

L’ouvrage compilé par Luo Guanzhong au XIVe siècle est le plus riche des classiques dont nous parlons, et ses auteurs originels nous sont inconnus. Roturiers, bureaucrates de bas rang, ils n’étaient sans doute pas contemporains de la période dont ils parlent. C’est une fiction historique, basée à la fois sur les archives historiques et des contes populaires, un peu comme la « matière de France » mêle Charlemagne à des histoires d’épées magiques et de stratégies légendaires.

Wei est dirigée par Cao Cao, méritocrate fourbe et paranoïaque. Shu est aux mains de Liu Bei (descendant des Han), bienveillant et qui a la loyauté de ses sujets, mais globalement un loser sans ses aides, Guan Yu et Zhang Fei, et surtout son stratège Zhuge Liang. Il se met à gagner uniquement après l’avoir rencontré. Wu est aux mains de Sun Quan, descendant de Sun Tzu (auteur de l’Art de la Guerre) et détenteur du sceau impérial, symbole du mandat divin.

Je ne vous fais pas de résumé, ya plein de batailles, de lieux et de tactiques grandioses. Spoiler alert… après énormément de morts, les trois royaumes tombent tous autant qu’ils sont, et sont remplacés par une dynastie complètement différente : les Jin.

La Pérégrination vers l’Ouest : Ecrit par Wu Chen’en au XIVe siècle, il a été traduit sous plusieurs titres différents (« le Singe Pèlerin », « Le Voyage en Occident »…) et est connu depuis longtemps sous le nom de Saiyuki au Japon. Il se base sur le voyage réel d’un véritable moine du VIIe siècle qui a vraiment écrit un putain de guide hyper précis qui sert aux archéologues pour reconstituer les temples indiens… mais la similarité s’arrête là. On a affaire à un roman complètement fantastique !

Il relate l’expédition de Xuan Zang (ou « Tripitaka de l’Empire des Tang »), moine qui se rend en pèlerinage en Inde pour en ramener les textes sacrés de son courant bouddhique afin de les traduire en chinois. Il rencontre toute une tripotée de monstres qui désirent le dévorer, car sa chair pure donne dix-mille ans de vie à qui la mangera. Il est aidé par des immortels et le Bouddha originel lui envoie même la déesse Guanyin de la miséricorde (qui est une bodhisattva).

La déesse assigne à Tripitaka des protecteurs : un dragon transformé en cheval, qui sert de monture à un bonze-cochon qui ne pense qu’à manger, un « bonze des sables » qui ne songe qu’à devenir meilleur, et bien entendu le personnage le plus populaire de tous… Sun Wu Kong, le Roi Singe égal du Ciel, qui vola son bâton-pilier-du-ciel au roi dragon de la mer, qui vola la pèche des immortels, possède un nuage magique, et tance d’importance ceux qui se croient trop importants !

Au cours de nombreuses aventures, nos héros vont partir en quête du McGuffin et apprendre des leçons sur eux-mêmes, racheter leurs fautes, et devenir à leur tour des saints du bouddhisme. Si ça vous fait penser à Dragon Ball, c’est normal, c’est l’une des inspirations de ce manga… mais, plus simplement, il existe des dizaines d’adaptations asiatiques en dessin animé, films, opéras, et séries « live action » depuis les années 80 jusqu’à nos jours.

Moi j’ai une édition assez courte de chez Payot, « le Singe Pèlerin ou le Pèlerinage d’Occident, de Wou Tch’eng-En », pas trop longue, qui suffit bien, mais la « vraie » fait deux gros tomes chez La Pléiade ou au Seuil, si vous voulez.

Autres livres ayant un intérêt certain :

Si on vous disait « La littérature française, à la base, c’est facile, tu lis les cinq classiques Le Chevalier au Lion, Le Chevalier de la Charette, Lancelot du LacGargantua, et Manon Lescaut et le Chevalier Des Grieux et c’est bon », vous vous diriez que c’est pire qu’une simplification abusive, c’est un crime. Et vous auriez raison ! Ces cinq classiques sont, je l’ai dit, une bonne base. Des romans anciens, longs, importants, issus du XIVe siècle et du XVIIIe. Il faut les prendre comme tels.

Il y a plus, il y a bien davantage. L’Asie, c’est immense. La Chine, le Japon, la Corée, le reste, n’en parlons même pas. Autant de pays aux cultures aussi riches de celle de la France.

Ne boudez pas votre plaisir et plongez-vous dans ces livres qui, pour ne pas être les cinq plus grands classiques, n’en sont pas moins dans le ton. Si vous souhaitez des films et des séries, il existe de nombreuses recommandations dans les jeux de rôles d’inspiration asiatique que vous connaissez déjà si vous désirez jouer dans ces univers (La Légende des Cinq Anneaux, Wulin, Qin) et Google est votre ami (ainsi que le moteur de recherche de Netflix, qui a plein de « drama » issus de toute l’Asie).

  • Si vous aimez les contes fantastiques, femmes renardes et autres manifestations d’inquiétante étrangeté, et que vous supportez un style parfois un peu sec (c’est écrit sous la forme de rapports « d’affaires de justice » d’un mandarin), lisez les chroniques de l’étrange de Pu Songling (Liaozhai Zhiyi). Les séries de films « Histoires de Fantômes Chinois » et « Painted Skin », ainsi que « A Touch of Zen », sont des adaptations de certains des récits.
  • Œuvre majeure de la littérature japonaise du Xie siècle, le Dit du Genji, écrit par une femme (Murasaki Shikibu) pour un public féminin, détaille la vie d’un prince impérial beau comme un dieu, poète accompli et grand séducteur. C’est un roman d’une immense finesse, critiquant les mœurs de la cour décadente de l’ère Heian de l’intérieur. Femmes bafouées, maris jaloux, courtisanes, séducteurs, classes sociales, pouvoir, argent…
  • Les Notes de Chevet de Sei Shonagon sont le journal intime d’une dame de cour japonaise qui entreprend voyages et pèlerinages et nous raconte avec talent la vie, l’amour et les passe-temps de la noblesse à la période Heian (1002). Comme un grand nombre de textes fondateurs de la littérature japonaise, c’est écrit par une femme, parce que les femmes sont lettrées, ont le temps, et sont en phase avec leurs émotions, elles.
  • Les Quatre Brigands du Huabei, ainsi que les autres œuvres « Wu Xia » de Gu Long, auteur mort en 1985, respectent les codes anciens tout en étant bien plus courts et lisibles pour nos sensibilités modernes. Wang Dong, Kouo Dalou, Yen Tsi et Lin Taiping « L’hirondelle » sont des brigands rabelaisiens qui vivent des aventures palpitantes entre techniques secrètes pas si magiques que ça, bandits et policiers aux réputations abusives, et ridicule achevé.
  • Les enquêtes du Juge Ti sont toujours bonnes à lire : elles sont un document inestimable sur la justice et la société de la dynastie Tang, tant les authentiques affaires du Juge Bao ou le Di Gong An, que les pièces de théâtre et opéras, que celles romancées par Robert Van Gulik, que celles très bien documentées et continuées avec talent en France par Frédéric Lenormand. Pourquoi ne pas lire du policier historique tout en vous documentant et en vous inspirant ?
  • Roman du XVIIIe siècle de Wu Jingzi, la Chronique Indiscrète des Mandarins (Rulin Waishi, « histoire officieuse de la forêt des lettrés ») est une satire mordante de l’univers de lettrés chinois de son époque. Sans vrai personnage principal, il raconte de l’intérieur la gabegie d’une bureaucratie mandarinale, là où « Au bord de l’Eau » nous parlait de ses victimes. Les brigands des forêts n’ont rien à envier à ceux des offices !
  • Les œuvres des sœurs Tran-Nhut, policiers historiques mettant en scène le mandarin Tân au Vietnam du XVIIe siècle, le Lecteur de Cadavres d’Antonio Garrido, les romans de Yasushi Inoué, ou même la série de romans fantastiques (qui respecte le ton et la culture mais pas l’histoire du Japon médiéval) Le Clan des Otori, de Liam Hearn, Shogun de James Clavel, autant d’œuvres plus accessibles, occidentalisées, mais assez authentiques.

Mais je ne peux pas vous laisser comme ça avec une simple bibliographie, il faut que je vous donne dans les grandes lignes ce en quoi une histoire « asiatisante » diffère d’une histoire européenne. C’est une question de point de vue, de structure. C’est dans la manière de raconter. C’est pourquoi un film comme « La Grande Muraille », de John Woo, ou même beaucoup de films de la « Shaw Brothers », occidentalisés, ne font pas asiatiques, et que les films de King Hu ou d’Akira Kurosawa le font.

La structure narrative asiatique :

Les récits de la plupart des cultures de l’Asie (Chine, Japon, Corée, Viêt-Nam, etc.) suivent une structure en quatre parties, originellement utilisée dans la poésie chinoise et les chroniques historiques. Appliquée dans la poésie antique même avant les Tang, on la trouve plus encore dans les romans de la dynastie Song, de la dynastie Ming, et ainsi de suite.

La règle est encore appliquée de nos jours, elle n’a pas été remplacée par la narration occidentale cyclique façon « voyage du héros », et les mangakas la suivent religieusement, à commencer par les auteurs de Jojo’s Bizarre Adventure, Dragon Ball ou One Piece. Cette structure s’applique à un récit d’une manière générale, mais elle est fractale, comme la structure d’un récit européen : chaque péripétie est un « mini récit » auquel la même structure peut s’appliquer.

0)    Xie Zi, ou « levier » : Récit introductif qui amène les lecteurs au texte principal. C’est un cadre ou un récit plus ou moins long qui sert souvent de métaphore, présente les thèmes du récit à suivre, voire fait du « foreshadowing »… Si l’élément déclencheur du roman peut y être présenté, ce genre de « prégénérique » n’est pas nécessairement lié au roman proprement dit. Cette métaphore peut intervenir au début, ou de loin en loin comme mise en abyme, ou au milieu, avant ou après les retournements de situation afin d’éclairer le texte. Pour toutes ces raisons, elle porte le numéro « 0 » et ne fait pas vraiment partie de la structure dite « ki, sho, ten, ketsu » dont on parle ici.

1)    Qi, ou « début » (Ki, au Japon) : Exposition. C’est-à-dire la présentation des personnages et la mise en place du cadre et des éléments importants du récit… On n’expose pas seulement le problème, mais le cadre. Exemple issu d’un épisode très connu repris dans de nombreuses œuvres : Wu Song est un bandit qui bat la campagne. Un jour, il va boire dans une auberge reculée. On l’avertit qu’il ne faut pas boire plus de trois coupes car le vin est fort. De plus, un tigre rôde dans la région. Il s’en moque bien et fait ce qu’il veut !

2)    Cheng, ou « entreprise » (Sho, au Japon) : Montée de la tension narrative, par exemple au cours es actions du héros ou simplement de sa pérégrination. Le récit s’attache généralement à nous montrer les réactions et émotions des protagonistes face aux obstacles ou à l’annonce de ceux-ci, alors que la littérature occidentale n’adopte pas toujours un point de vue aussi introspectif. En tout cas, l’obstacle ou la péripétie est amorcée ! Exemple : Wu Song boit plus que de raison, puis, fin saoul, va quand-même dans la forêt. Il voit une affiche signalant la présence de tigres aux voyageurs et constate que, ben, en fait, c’était pas de la blague. Là, il rencontre le tigre, qui lui saute dessus ! Il le manque… mais le tigre retente le coup !

3)    Zhuan, ou « retournements » (Ten, au Japon) : Soudain, il se produit un revirement qui retourne la situation. Il peut s’agir d’un revirement positif si la situation était mauvaise… qui plus est, il peut y avoir plusieurs revirements (il y en a généralement 2 ou plus). Exemple : Le tigre saute sur Wu Song mais cette fois, lorsqu’il retombe, il lui tourne le dos (retournement 1). Wu Song a sorti son bâton… MAIS, plutôt bourré, il rate sa cible et casse son bâton contre un arbre ! (retournement 2) Le tigre se retourne pour attaquer et, désespéré, Wu Song tente de le saisir… contre toute attente, il réussit, et le roue de coups, jusqu’à ce que le tigre meure ! (retournement 3) cependant Wu Song est pris par des chasseurs de tigre qui ne croient pas à son histoire invraisemblable. (retournement 4, voire 5) On l’amène devant le gouverneur… qui le croit, et lui offre un poste !

4)    He, ou « fermeture/rassemblement » (Ketsu, ou « résultat », au Japon) : Il s’agit ici, plus que du dénouement, e l’exposition d’une situation finale qui peut éventuellement mener à d’autres histoires. En somme, c’est presque un épilogue. En Chine, la fin d’un récit comporte souvent non seulement le résultat et le dénouement, mais aussi la réunion d’une famille (y compris d’une confrérie ou les membres ne sont pas liés par le sang, comme une compagnie d’aventuriers ou des « frères de sang »). Exemple : Au sortir de chez le gouverneur, nanti de son nouveau poste et d’un peu d’argent pour avoir tué le tigre, Wu Song rencontre son frère de lait qui se trouve dans cette ville, et lui raconte son histoire. Ceci est le prélude de l’aventure suivante, celle de son frère.

Enfin, pour meubler cette structure et vous inspirer plus directement, laissez-moi vous résumer les grands thèmes et les clichés récurrents que l’on retrouve dans toutes ces œuvres, les « tropes » les plus connus de la littérature chinoise et japonaise. Voici donc quelques motifs récurrents dans les œuvres des cultures chinoises, japonaise et coréenne, et qui vous permettront de donner certaines thématiques ou d’habiller vos aventures.

Le McGuffin dispersé : Les 108 démons contenus dans une boite puis dispersés lorsqu’elle est ouverte (« Au bord de l’eau »), les 7 boules de cristal (« dragon ball »), huit samouraïs descendants d’un chien destinés à accomplir une quête (« Nanto Satomi Hakkenden », les huit chiens des Satomi), retrouver les soutras (« Le Pèlerinage vers l’Ouest »)… chaque fois, il s’agit de retrouver les fragments d’objets précieux ou des individus particuliers, souvent aux quatre coins du monde.

Le « Reverse Issekai » : L’Issekai est un genre plutôt moderne dans le manga et l’animé, ou un humain de notre monde s’incarne ou se réincarne dans le corps d’une créature fantastique d’un monde souvent inspiré du JRPG. Ici, le « trope » extrêmement courant dans la littérature asiatique (présent dans trois des cinq classiques fondateurs) est celui d’une créature surnaturelle ou divine s’incarnant dans un humain… ce qui ne confère pas de superpouvoirs, cela dit.

Le thème du « Hao Han » : Les personnages sont souvent écartelés entre deux motivations : leurs pulsions violentes, voire la nécessité de se battre et d’être violent dans un monde lui-même violent, ou face à un système corrompu ou inique, ET la nécessité d’être un honnête homme, droit, pacifique et respectueux… un « Hao Han », afin de ne pas payer ou répéter les péchés commis dans une vie future. La vengeance, ou même se faire justice, sont souvent mauvaises pour le karma !

La dette karmique : Un personnage doit à un autre personnage une « dette de larmes » à cause de ce qui s’est passé dans une vie précédente. Régulièrement, il s’agit d’un amour qui s’est terminé dans la souffrance ou d’une trahison familiale, que l’un des personnages devra payer par une vie tragique… Parfois, à l’inverse, il s’agit d’un grand destin à cause de souffrances passées ! Le karma est du reste au cœur de la motivation de beaucoup de personnages à mener une vie droite.

Le Genji (terme japonais) : Le héros le plus cool dans la culture de l’élite chinoise, coréenne et japonaise, c’est… l’adolescent efféminé. En phase avec ses émotions, propre et parfumé, maquillé, coiffé, intelligent, lettré, volontiers mélancolique, mince et peu musclé, sans poils hormis ses élégants sourcils et sa chevelure soyeuse, il est volontiers pris pour une femme ! Cet idéal masculin, qui attire sexuellement hommes et femmes, se retrouve dans le type « Bishounen » des mangas modernes.

Le fonctionnaire corrompu : Les mauvaises actions d’un officiel corrompu ou négligent (souvent un général ou un mandarin orgueilleux) plongent le reste du royaume ou de la région dans les affres de conséquences néfastes. Un fonctionnaire (souvent eunuque) carriériste s’en met plein les poches sur le dos des pauvres et fait accuser des innocents de ses crimes. D’une manière générale, même si l’Empereur est intouchable, le népotisme et la prévarication sont la règle !

La femme renarde : Un être surnaturel de sexe féminin est là pour tenter les moines bouddhistes, ou plus simplement n’importe quel protagoniste. C’est souvent une femme renarde ou une femme chat ou un fantôme, mais il peut s’agir d’une femme tout à fait normale, bien qu’invariablement séduisante et d’influence néfaste. C’est un cliché bouddhiste, car les bouddhistes n’aiment pas le sexe, à la différence des taoïstes ou des confucéens qui trouvent ça très bien, sans excès !

La « Cultivation » : En fait, le Xiu Xing, la « Cultivation », ça veut simplement dire « l’entraînement ». Il permet de faire des techniques d’arts martiaux, avec ou sans armes, physiquement possibles ou non. Un entraînement méditatif permet l’utilisation du « Qi » (voir ci-dessous). Les prodiges (épées volantes, longévité, résistance du corps…) qui en résultent sont proportionnels… au temps qu’on passe à s’exercer à les faire ! Comme toutes les mères asiatiques vous le diront, d’ailleurs.

Le « Qi » : Bon, celui-là, on le met à toutes les sauces. La Force des jedis, la réserve de points alimentant les superpouvoirs du Moine à D&D, l’énergie des éléments dans Avatar… c’est une idée assez courante qui apparaît dans les traditions chinoises, le bouddhisme mahayana, le shintô, l’onmyodo (magie japonaise), l’alchimie taoïste, et est à la base de l’idée des « méridiens » et des « points vitaux » des acupuncteurs. C’est de la fumisterie, mais une fumisterie très utile dans les mondes de fantasy !

La confrérie : Une secte religieuse (souvent menée par un illuminé), une école d’arts martiaux, un monastère dirigé par un maître, un groupe de brigands établis dans une demeure abandonnée, des rebelles comme les Turbans Jaunes ou la Secte du Lotus Blanc, une famille disgraciée à cause d’un eunuque corrompu… on ne fait pas trois pas dans les romans de cape et d’épée chinois (semi-historique, Wu Xia ou Xian Xia) sans tomber dessus. Tous sont généralement contre le pouvoir en place.

L’auberge noire : une auberge de voyageurs très reculée et tenue par des bandits, abritant des fuyards. Ce sont souvent des « pavillons des bavards » comme les places de marché, ou d’échangent les rumeurs. Les voyageurs y sont, au choix, arnaqués aux jeux de hasard, détroussés, tués dans leur sommeil, découpés puis accommodés en raviolis le lendemain (pratique historiquement avérée en Chine), ou bien entendu les quatre à la fois.

Les femmes sont BADASS : Avant qu’elle ne soit évincée par la colonisation, et, dans les films de ninjas et de kung fu, par l’œuvre viriliste de Chang Cheh ou les films de Bruce Lee, la femme artiste martiale qui poutre allègrement un grand nombre de mecs (pour venger son frère, parce que c’est une bandite, déguisée en homme ou non…) est vraiment courante dans les médias et la littérature chinoise. On la retrouve dans les films de King Hu, ou Tigre et Dragon, par exemple.

Attention, pour ce qui est de ces « tropes », c’est très succinct : je n’ai pas inclus les motifs que l’on retrouve aussi dans la littérature anglo-saxonne ou européenne, comme l’accusé à tort, le crime de poison, la rivalité féminine, l’opposition entre noblesse d’épée et noblesse de robe, les conflits religieux, les magiciens vivant dans des endroits reculés, le guerrier solitaire au grand cœur, l’amour contrarié, le « robin des bois » … parce que, justement, vous les connaissez déjà.

Je n’ai pas non plus donné d’informations historiques ou anthropologique, sur la société, les coutumes, les mariages, la religion, la justice, la vie quotidienne, l’architecture… parce que c’est parfaitement futile: nous parlons d’une aire géographique équivalente à un continent, et une période de plusieurs siècles, voire millénaires. Pour cela, il va falloir vous renseigner vous-mêmes ! C’est à partir des œuvres et de la période ou du lieu qui vous inspirera, ou à partir du jeu ou du ton que vous voudrez choisir, qu’il faudra travailler.

En conclusion, je ne peux que me faire l’humble chantre de la culture d’autrui, mais je n’en fais pas partie : j’appelle de mes vœux votre propre travail ! Ceci est un guide très court pour expliquer en très gros ce à quoi s’attendre, et surtout par quoi commencer pour voir ce que c’est réellement, pour que vous puissiez alors cesser de définir ce qui est asiatique par rapport à ce qui vient « de chez nous », mais plutôt pour ce que c’est réellement.

Pour adopter la grille de lecture chinoise, ou japonaise, ou autre, rien ne remplace la lecture ou le visionnage des œuvres, mais lire ces « tropes » et connaître le schéma narratif tel que dégagé par les experts de ces pays, sans vous fier à la lecture européanisée, vous permettra de les repérer plus aisément. A vous par la suite d’écrire quelque chose d’approchant, et de trouver le ton qu’il est nécessaire d’adopter pour faire suffisamment « authentique » dans vos parties, quand vous le sentirez.

C’est en approfondissant vous-même et en vous renseignant auprès des gens issus de ces cultures que vous dépasserez ce pis-aller ! Nous vivons heureusement une époque à laquelle les œuvres asiatiques sont bien plus accessibles qu’auparavant, et ou Chine, Japon et Corée nous inondent fort heureusement de leurs productions dans divers médias. N’hésitez plus, ne soyez plus ce lecteur de mangas occasionnel ou ce fan superficiel de raviolis chinois et des films hollywoodiens de Jackie Chan !

Cela vaut le voyage.

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